mercredi 20 juillet 2016

Grünwald (en cours de rédaction)

Un lever du soleil

 

Chaque fois que je m'apprêtais à rêver de Grünwald, j'apercevais une mer incertaine, la steppe ondulée, de lointaines et vacillantes montagnes bleues à l'horizon. Une grande roue en bois tournant lentement sur le sol détrempé. De l'eau boueuse qui gicle et qui ondule dans de profonds sillons. On entend des cris et le bruit des pas dans les flaques pendant que le lent attelage, précédé du doux balancement des têtes des bœufs, avance vers le soleil levant. Grünwald est assis à l'arrière de la voiture, les jambes, par dessus bord, se balançant comme les pendus de Pisanello, la confrérie de Villon, au rythme lascif et triste d'une image de Moussorgski.

Ce rêve répété, ce balancement, ce ballottement rythmique, ces grandes roues en bois m'ont inspiré pour écrire un de mes rares poèmes. « Un tour plus près de l'oubli, un tour plus proche de la mort, » dis-je, « Rêves vains et frêles se brisent, tel est leur sort ».

Mensonges


Grünwald a été probablement occis par les tatars, quelque-part dans les steppes de la Russie méridionale. Que de fois ai-je imaginé des sabres cosaques le pourfendant (ce qui serait un anachronisme), ou des cavaliers mongoles, qui mettent feu à la voiture et emmènent le bétail, laissant derrière eux son cadavre dans l'herbe humide, le visage tourné vers le sol, la bouche pleine de terre. Cette image irréelle est, qu'on ne se leurre pas, l'incarnation symbolique de sa métaphysique eschatologique: obsédé par l'idée de l'harmonie de toutes choses, il était convaincu que l'ordre céleste n'était qu'un reflet fidèle de l'ordre d'un monde terrestre. Je le vois clairement en train de noter, en marge de la seconde page du livre d'Isaïe, que le jugement de Dieu serait comme si l'homme jugeait les nouveaux-nés pour s'être nourris du sang de leurs mères. Détournant sa tête vers le sol à l'instant suprême, Jacob Grünwald renonçait au céleste, car pour lui le vide ultime du néant, malgré tout, était préférable à la souffrance sans fin de la vie éternelle.

Mensonges


Il a expliqué son rejet de la conception du paradis dans le manuscrit Decem, que nous connaissons grâce à de brefs extraits légués insidieusement par Wolfgang Fürster dans De Purgatori, essai polémique contre l'hérésie protestante. Expliquant pourquoi les idées luthériennes seraient des erreurs rejetées depuis longtemps, il cite et conteste, entre autres, trois thèses parmi dix, tirées des manuscrits de Grünwald (car pour Jacob Grünwald tout était sous le signe du nombre dix), par lesquelles ce dernier démontrait qu'il n'y avait pas de paradis (les protestants affirmaient qu'il n'y avait pas de purgatoire) :

« Après ces explications exhaustives, il est temps de répéter brièvement dix de ces raisons. La première est simple: eu égard que chaque jour apporte sa peine ... ergo, il n'y aucune raison à s'attendre à des temps meilleurs, même après la mort. »

« La seconde est également très simple : si Dieu a créé l'homme à son image, il n'y a aucune raison que Dieu soit meilleur que l'homme, ni que les cieux soient un endroit meilleur. D'ailleurs, je vais me permettre d'être plus clair encore : si Dieu a créé l'homme à son image, et que l'homme reflète la nature du Seigneur, alors dieu est le Malin et personne d'autre, et son paradis ne peut être qu'un enfer. »

« La dixième et dernière raison, et non la moins importante, est que l'homme doit avoir le droit de mourir. Il serait inutile de renvoyer à toutes les pages des Écritures Saintes qui démontrent qu'il n'y a rien après la vie, ni de rappeler que ce n'est pas raison pour une infamie insensée, mais que générosité ne se doit d'attendre -- car la mesure de la vérité est la mort seule ».

C'est seulement à la lumière de la thèse de base de ce dernier paragraphe que je réussis enfin à comprendre le roman de Cohn et à saisir les causes cachées de ma honte profonde.

Paradis


Fürster termine ces brèves citations, dans De Purgatori, par une note, peut-être décisive pour comprendre la pensée théologique de Grünwald : dans son égarement athée, Grünwald avait imaginé un jugement dernier pour le Seigneur même, et selon les propres commandements de Dieu. À travers les rêves, j'appris quelques-uns des chefs d'accusation que Grünwald approfondissait et affinait sans cesse : « Car l'homme à l'image divine est né noble, et dignement doit-il accepter son sort sublime :  qu'il ne doit rien à personne, mais que rien ne lui est dû. »

Voyage au bout du monde


J'ai commencé à rêver Tatiana un an après sa mort, juste après ma crise cardiaque, à l'hôpital. Cohn m'avait visité, ce jour-là, avant son retour définitif en France. Il annonça : « On se substitue en exil, mon vieux Kamerad. »

Je lui répondis : « Je pense que Dieu est mort, mais personne n'a le courage de le dire. »

J'avais compris de quoi il voulait parler, mais tout comme lui, j'avais commencé un monologue ambigu. Il s'esclaffa.

« Te voilà bien de retour. Moi, je déménage... une pérégrination dans le mythe, comme le diraient nos professionnels littéraires.

-- Je suis revenu d'entre les morts, et tu es là, face à moi, obsédé par ta gloire. »

Le sourire disparut de son visage:

« Je ne reviendrai pas...

-- Je t'érigerai un cénotaphe. »

Nous nous étions mis à rire ensemble.

Je le regardais un peu plus tard sortir de ma chambre d'hôpital pour toujours, comme j'avais raccompagné Tatiana sachant qu'elle ne reviendrait jamais. Je remarquai qu'il ne marchait que sur les carreaux noirs du carrelage, tout comme il avait marché sa vie durant, d'un pas un peu gauche, du côté sombre et l'avait transformé en poésie. Et je le détestais.

Les Rêves


Ces rêves se répétaient régulièrement, et ils ressemblaient, par une allure extraordinaire de réalité, aux rêves programmés grâce auxquels j'explorais le temps, le passé et le futur. La trame de ces visions avait lieu inévitablement dans la même ville sans nom : une banlieue dortoir, triste, des bâtiments gris et sombres où un homme se perd facilement. Et dans tous ces rêves, je cherche Tatiana, j'erre, j'entre dans des entrées ombragées et j'attends à côté d'un ascenseur sale, et il n'y a pas de fin au désespoir. Parfois, je rencontre une de ses amies qui me dit qu'elle a déménagé, qu'elle vit dans un quartier à l'autre bout de la ville, un quartier où aucun transport ne mène et dont personne ne sait où il se trouve.

Le passé


Ce qui était le plus important dans ces rêves était la tristesse que je ressentais au réveil, une ligne douloureuse qui se propageait à travers ma poitrine comme une fissure dans une souche sèche. Je pensais, ressentais toujours la même chose: qu'un jour de plus venait de passer dans une quête futile, et que la mort est proche. Comme la vie est lente, et comme l'espérance est violente.

Quand je me réveillais après ces nuits, je comprenais à nouveau que j'étais entouré de mensonges. Je n'ai jamais prononcé la vérité. Il n'y a pas moyen de la dire, car elle est comme une prophétie, incompréhensible et dévastatrice. Et ma vie n'est pas celle que je voulais vivre. Pas même celle que je vis. Je n'ai jamais fait quoi que ce soit de définitif. Toujours entre oui et non, entre la volonté et désir, comme dans un labyrinthe.

Et c'est une fois de plus que je découvre indirectement le sens des paroles de Grünwald -- la vie ne permet pas la vérité, elle en est tout le contraire: la mesure de la vérité est la mort. La récompense pour la vérité est la mort. Par conséquent, il faut avoir le droit de mourir -- d'être enfin en paix avec la vérité.

Poésie


Toute la poésie du monde ne vaut un regard. Quand Tatiana est morte dans un accident

Une gare et un sifflement de locomotive


Je n'ai jamais vraiment connu mon père, mais aujourd'hui, je sais que c'est inévitable : mon fils non plus ne me connaîtra jamais, moi qui suis son foyer et son abri. Je mourrai, mais le silence qui sépare les hommes les uns des autres, et même le père du fils et le fils du père, et qui rend toutes choses plus âpres et incompréhensibles, survivra, infini et indestructible. (Ici, cessent les similitudes entre Cohn, mon ami et modèle, et moi-même. Contrairement à moi, le destin lui avait abondamment compensé  les souffrances de jeunesse, dont il ne restait, à sa maturité, qu'une certaine nostalgie, une tristesse indéfinie, autour de laquelle il bâtissait une tour artistique de son tragique  affecté.)

L'image la plus floue, la plus ancienne dont je me souviens est la suivante : ma mère et moi, sur le palier, regardons papa partir à la guerre et se retourner une dernière fois, faisant de grands signes de la main. Il avait promis de revenir: après avoir survécu aux combats d'avril, s'être tiré de l'enfer de Mauthausen, il avait été fusillé, comme réactionnaire bourgeois par des commissaires communistes à son retour à Belgrade, à deux cents mètres de sa maison.

Je n'ai pas à inventer, mais à cacher : cacher ma haine envers le genre humain, la haine envers les justes, les rebelles, les hypocrites de toutes sortes. En pensant à papa j'ai finalement compris la différence entre les films de guerre communistes et les films hollywoodiens -- la mort du personnage principal dans le film est-européen d'après-guerre était, en fait, un sacrifice sur l'autel de la nouvelle société, qui se nourrissait du sang de ses propres enfants; la mort, à Hollywood, n'a pas de sens et dégrade celui qui est tué et le monde dans lequel il vit.

Farce


Au début du « Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte », Marx écrivait « que, dans l'histoire universelle, les grands faits et les grands personnages se produisent, pour ainsi dire, deux fois », et ajoutait : « la première fois comme tragédie, la seconde comme farce. » C'est ainsi que je conçois ma propre écriture : je parodie la meilleure œuvre de Cohn, une histoire en sept chapitres sur la révolution qui dévore sa propre progéniture, et je résiste difficilement à la tentation de griffonner un addendum, une « Brêve biographie de D. Cohn », sur le même ton cruel et omniscient -- et avec l'inévitable référence voilée sur la classe, l'origine, la race -- que Cohn employait d'habitude.

Cependant, mes personnages ne sont pas les bâtards sanguinaires de la révolution, dont Cohn -- sublimant ainsi à la fois son arrogance montagnarde et sa malice de petit commerçant -- écrivait avec une affinité évidente. Ces bêtes déchaînées sous forme humaine ont toujours été mes ennemis. Ils me sont proches seulement  dans leur conception matérialiste de la mort : la poussière à la poussière, le corps au sol. Voilà pourquoi ils sont si effrayants : contrairement à Grünwald, en rejetant leur âme, ils rejettent leur propre humanité.

Cohn


Je regardais une de ses interview datant de 1982 l'autre jour. Il restait émouvant en dépit du journaliste, pompeux et prétentieux. Je me souvins alors de nos conversations d'étudiants, à l'époque où nous voulions tous les deux devenir écrivains : les catégories clefs pour lui étaient la vérité et le changement, et pour moi le hasard. Je pensais que mon texte devait errer sur mes traces, et lui, qu'il devait le casser par des mots inhabituels et rares, afin d'éviter tout rythme, parce que la vie n'a pas de rythme -- ce n'est pas la vie, dans ce cas.

Nous étions déjà familiers avec les postulats de base du Livre, tels qu'ils étaient définis par Friedstein : l'homme ne peut dompter la puissance, mais la puissance se joue de l'homme comme d'une marionnette. Il ne faut pas jouer avec les mots, parce que les mots ont le pouvoir de révéler ce que nous ignorons de nous-mêmes, ce que l'on se cache profondément, et le pouvoir néfaste de le matérialiser.

Cette thèse de Friedstein nous semblait être l'essence de la littérature et des relations entre l'écrivain et son oeuvre. C'est seulement bien plus tard que nous avons compris qu'il n'y avait pas de frontière entre la littérature et la vie, et qu'il n'y avait pas de démarcation entre l'écrivain et l'oeuvre. Les mots prononcés d'une manière nonchalante affectent le cours du destin, et l'incantation artistique ne fait que renforcer leurs effets.

Cohn


Nous étions assis dans son appartement d’ascète à Paris et nous riions.

Nous venions de comparer nos sorts avec ceux de Knuth et Friedstein. Tout comme Knuth, il était une étoile filante et avait fini crucifié. Comme Friedstein, je continuais de fuir, conscient qu'ils allaient m'avoir à la fin.

La maladresse de ce jeu de mots nous a plu et nous nous somme mis à rire à nouveau. Ensuite, nous nous sommes tu.

Pictures from an exhibition

  Take one: Totalitarianism


When Raymond LLull, after a spying worthy of Renaissance Italian novels, finally managed to meet the lady of his heart, she unbuttoned her nightgown in silence and discovered breasts riddled with cancer. This shock was the catalyst of a metamorphosis: Llull left secular life, became famous as a theologian scholar and a missionary.

The stories on Raimond Llull, Peter Abelard, Rimbaud or Vassily Tomovich are not by chance benchmarks in the topography of my writing: each of them is the allegory of a deep scare or a dark fear.

I had my own encounters with the rotten breasts of the world. The first was at the time of the student revolt and the rebirth of socialism, this oh so just and humane society. We were sitting on the deck of the ship named „Adriatic”, an evening of August ’68. I remember the insignificant detail that Tatiana was wearing a beret and some weird sunglasses. It formed a contrast with the old gentleman sitting behind her, in white clothes and with a straw hat. Just like a vision, two men went up on the deck. I barely noticed them. One of them was inspecting around him, while the other approached our neighbor and shot him with a pistol, like a dog. They disappeared, spectra. We had barely time to look at each other, when two sailors appeared. The first dragged the body by the feet under the deck, while the second washed the bloody trail with a bucket of water. He turned to us and almost whispered almost: „Go away, kids. Do you want to be killed as witnesses?”

 

Take one: Memory


Art begins as a ritual: I became a poet after a ritual sacrifice – deflagration, lapping of water, drops of blood falling silently.

The meaning of this rite is complex and sly: each art is a legacy and a reminder, in its essence is hidden the tragic realization that even gods are mortal; each art is an ideology because there isn’t memory without emotion nor reflection without experience, and, at the same time, a struggle against ideology, because ideology begins with forgetfulness.

That’s why I want to preserve from oblivion millions of books burned during the wars without purpose and without names, the clamor of sirens and the bombs on cities, all sisters and all innocent, and the cynical smile of the assassins; I would also like to save the memory of my dead friends, the stories of my father on the misery and hunger after the war, and the innate melancholy of my mother.

 

Take two: Ideology


Totalitarianism is not only a global neg-entropic trend of evolution of the society: it is repeated in each microcosm: always in the name of truth, always in the name of justice, always in the name of humanity.

We went up to Kalemegdan. We then sat for the last time at our usual place on the ramparts. Tatiana tried to say something, but she could not. I contemplated the Danube and the playful moon whose reflection danced on the waves. I felt it mocked me, and that my dignity was sinking more and more deeply. I remembered the verse: „My brother walks on the burning tar – while death lurks.”
We were silent, but I knew she hated us. I noticed suddenly how her hands had aged, and her long fingers trembled. She said: „I did not know you were such a coward.”

I ignored it too. „Why did you not attempt anything?”

Because I don’t understand. I don’t know anymore.

„I begin to wonder what kind of man you are. Is there anything else but your interest? Could you made a sacrifice for anything? Where are your ideals?”

Our love was unraveling as gauze.

„Everything was a lie,” she added.

On page 521 of the Talmud is a note on Elisha, son of Abu, named Acher – the Foreigner, for its refusal of the true faith. It is noted that he said, looking dogs gorging themselves on the flesh of Rab Judas, who the Romans had tortured and tormented: „There is your knowledge, and here's your salary!”

Just like Tatiana would have said, revealing a more substantial truth: „Everything was a lie.”

 

Take three: Nomenclature of Lies


Théophile Terrail used to tell stories, at times, of his stay in Germany before the war, and his studies at the Bauhaus, reminding us every time that the most dedicated craftsmen had taught him the job.
Among these memories, these images, there is one particularly striking, and I will convey it to you: Leipzig in 1936 or 37, the raging Germanic Volks transported, by wheelbarrows, public and private libraries, books of authors put on the Index, and threw them in the fire. SS with flamethrowers, a blaze so high that the sky could crack.

In the flames disappeared Kokoschka's „Self Portrait in black velvet”, and the first version (of three known) of the painting „The Scream” by Munch. At the corner of the Schillerstraße and the square, in front of the broken door of a vegetable shop, a man cried.

In Kosovo, sixty years later, we have burned a lot more books than in Leipzig, and that no one shed tears, leads me to the conclusion that the „fight against fascism” was a joke, the darkest of this century. Millions of men are dead, but fascism survived, more treacherous, stronger and more circumspect. It owes its resilience from being derived from the mentality of the village and the peasant, and of being an instrument of society against the individual. It speaks to everyone, and its language is the language of interdiction.

This nomenclature of interdiction is illustrated by this story and the following ones: we are forbidden to think first. To learn then. Then we are forbidden to love. And in the end, it deprives us of the right to be human beings.

 

Take four: Words


The nomenclature of the interdiction is complemented by a nomenclature of lies. When she said, „I didn’t know you were such a coward” – it was actually her that lacked courage. The essence of existence is composed of artifices and impostures, whoever we lie to: to ourselves or to others.
Moreover, literature is born from a lie.

I tried once to make an inventory of lies we embrace, and which, as a φαρος, illuminate our travel over troubled and deep waters. I asked myself, in the end, if there was one abstract word that didn't mean the opposite of its definition.

It was then that I discerned the essence of totalitarianism: the degeneration of society, of life, was the consequence of the degeneration of language.

 

Take four: Words


Four years later, we were again sitting on the ramparts, and we watched a shimmering Danube. She repeated: „Everything was a lie. We were too young, we expected too much. Now, do you think it will be different?”
She continued.

„I think... I have to tell you, I didn’t love you, then. I didn’t love me either. As if I was looking for a reflection on a fuzzy window... Me, perhaps. Somebody. I do not know. Life. Yes. I was simply looking for life.”

Album de photos

Premier cliché : Totalitarisme

Quand Raymond Lulle, après un espionnage digne des nouvelles italiennes de la Renaissance, réussit finalement à rencontrer la dame de son cœur, elle déboutonna sa robe de nuit en silence et découvrit une gorge rongée par le cancer. Ce choc fut le catalyseur d’une métamorphose : Lulle quitta la vie profane, devint théologien érudit et missionnaire célèbre.

Ces récits sur Raymond Lulle, Pierre Abélard, Rimbaud ou Vassily Tomovich ne sont pas par hasard des repères dans la topographie de mon écriture : chacun d’entre eux est l’allégorie d’une entaille profonde ou d’une peur obscure.

J’ai eu mes propres rencontres avec les seins putréfiés du monde. La première fut au temps de la révolte des étudiants et de la renaissance du socialisme, société équitable et humaine. Nous étions installés sur le pont du bateau L’Adriatique, un soir d’août ’68. Je me souviens du détail insignifiant de Tatiana portant un béret et d’étranges lunettes de soleil. Elle formait un contraste avec le vieux monsieur assis derrière elle, en habit blanc et chapeau de paille. En un clin d’œil deux hommes montèrent sur le pont. Je les remarquai à peine. L’un d’eux inspectait autour de lui, tandis que l’autre s’approcha de notre voisin et l’abattit d’un coup de pistolet, comme un chien. Ils disparurent, spectres. Nous eûmes à peine le temps de nous regarder, quand deux matelots apparurent. Le premier traîna le corps par les pieds dans l’entrepont, pendant que le second lavait les traces sanglantes d'un seau d’eau. Il se retourna vers nous et murmura presque : « Fichez le camps, les mômes. Vous voulez être liquidés comme témoins ? »

Cliché premier: Mémoire


L’art commence par un rite : je suis devenu poète après une immolation rituelle – déflagration, clapotis d’eau, gouttes de sang tombant sourdement.

La signification de ce rite est complexe et dérobée : chaque art est un legs et un rappel, dans son essence se dissimule la conscience tragique que les dieux sont mortels ; chaque art est une idéologie, car il n’y a de mémoire sans émotions ni de réflexion sans expérience, et, en même temps, une lutte contre l’idéologie, car l’idéologie commence par l’oubli.

C’est pourquoi je veux préserver de l’oubli des millions de livres brûlés pendant les guerres sans fins et sans noms, la vocifération des sirènes et l’éclat des bombes sur des villes toutes soeurs et toutes innocentes, et le sourire cynique de assassins ; je voudrais également sauvegarder le souvenir de mes amis morts, des histoires de mon père sur la misère et la faim après la guerre, et la tristesse innée de ma mère.

Cliché second : Idéologie

Le totalitarisme n’est pas seulement une tendance néguentropique globale d’évolution de la société : il se répète dans chaque microcosme : toujours au nom de la vérité, toujours au nom de la justice, toujours au nom de l'Humanité.

Nous sommes montés au Kalemegdan. Nous nous sommes alors assis pour la dernière fois à notre place habituelle sur les remparts. Tatiana tentait de dire quelque chose, mais elle n’y arrivait pas. Je contemplais le Danube et la lune espiègle qui ballottait à sa surface. J’avais l’impression qu’elle me raillait, et que ma dignité sombrait de plus en plus profondément. Je me souvins du vers : « Mon frère marche sur du goudron ardent – tandis que la mort guette. »

Nous nous taisions, mais je savais qu’elle nous haïssait. Je remarquai tout à coup combien ses mains avaient vieilli, et que ses longs doigts tremblaient. Elle dit : « J’ignorais que tu étais si lâche. »

Je l’ignorais aussi. « Pourquoi n’as-tu rien tenté? »

Parce que je ne comprends plus. Je ne sais plus.

« Je commence à me demander quelle sorte d’homme tu es. Existe-t-il rien d’autre que ton intérêt ? Te sacrifierais-tu pour quoi que soit ? Où sont tes idéaux ? »

Notre amour s’effilochait comme de la gaze.

« Tout n’était que mensonge, » ajouta-t-elle.

À la page 521 du Talmud se trouve une note sur Elisha, fils d’Abû, nommé Acher – l’étranger, pour son refus de la vraie foi. On constate qu’il dit, regardant les chiens se gaver de la chair de rab Judas, que les Romains avaient torturé et supplicié : « Voici ta Gnose, et voila ton salaire! »

Comme le dirait Tatiana, découvrant une des plus substantielle vérité : « Tout n’était que mensonge. »

Cliché tiers : Nomenclature du Mensonge

Théophile Terrail avait l’habitude de causer, de temps en temps, de son séjour en Allemagne avant la guerre, et de ses études à la Bauhaus, nous rappelant à chaque fois que c’étaient les artisans les plus consacrés qui lui avaient appris le métier.

Parmi ces souvenirs, ces images, il y en a une particulièrement saisissante, et je vous la transmets : Leipzig, en 1936 ou 37, le Volks germanique déchaîné transporte par brouettes, des bibliothèques publiques et privées, les livres des auteurs mis à l’Index, et les jette sur un bûcher. Les SS avec des lance-flammes, un brasier si haut que le ciel va se fendre.

Dans les flammes disparaissent « L’Autoportrait en velours noir » de Kokoschka et la première version (des trois connues) du tableau « Le Cri » de Munch. À l’angle de la Schillerstraße et de la place, devant la porte enfoncée d’un magasin de légumes, un homme pleure.

Qu’au Kosovo, soixante ans après, on ait brûlé beaucoup plus de livres qu’à Leipzig, et que personne n’ait versé de larmes, me mène à la conclusion que la « lutte contre le fascisme » n’était qu’une blague, la plus noire de ce siècle. Des millions d’hommes sont morts, mais le fascisme a survécu, plus perfide, plus fort et plus circonspect. Il doit sa coriacité au fait d’être issu de la mentalité du village et du paysan, et de n’être qu’un instrument de la société contre l’individu. Il s’adresse à tout le monde, et sa langue est le langage de l’interdiction.

Cette nomenclature de l’interdiction est illustrée par ce récit et les récits suivants : on nous interdit d’abord de songer. D’apprendre, ensuite. Puis on nous défend d’aimer. Et à la fin, on nous prive du droit d’être des hommes.

Cliché quart : Les Mots

Cette nomenclature de l’interdiction est complétée par une nomenclature du mensonge. Quand elle dit : « Je ne savais pas que tu étais si lâche » - c’est en fait à elle qu’il manque de courage. L’essence intégrale de l’existence est composée d’artifices et d’impostures, que nous mentions à nous-même ou aux autres.

D’ailleurs, la littérature est issue du mensonge.

J’ai tenté une fois de faire un inventaire de mensonges que nous embrassons, et qui, comme le φαρος, illuminent notre navigation sur des ondes troubles et profondes. Je me suis demandé, à la fin, s’il existait un seul mot abstrait qui ne signifiait le contraire de sa définition.

C’est alors que j’ai discerné la quintessence du totalitarisme : la dégénérescence de la société, de la vie, avait pour instrument la dégénérescence du langage.

Cliché quart : Des Mots

Quatre ans plus tard, nous étions de nouveau assis sur les remparts, et nous observions un Danube miroitant. Elle me répéta : « Tout n’était qu’un mensonge. On était trop jeunes, on espérait trop. Maintenant, crois-tu que ce sera différent ? »

Elle continua.

« Je pense… Il faut quand même que je te le dise : je ne t’aimais pas, alors. Je ne m’aimais pas non plus. Comme si je cherchais un reflet sur une vitre floue… Moi, peut-être. Quelqu’un. Je ne sais pas. La vie. Oui. Je cherchais la vie, tout simplement. »