Un lever du soleil
Chaque fois que je m'apprêtais à rêver de Grünwald, j'apercevais une mer incertaine, la steppe ondulée, de lointaines et vacillantes montagnes bleues à l'horizon. Une grande roue en bois tournant lentement sur le sol détrempé. De l'eau boueuse qui gicle et qui ondule dans de profonds sillons. On entend des cris et le bruit des pas dans les flaques pendant que le lent attelage, précédé du doux balancement des têtes des bœufs, avance vers le soleil levant. Grünwald est assis à l'arrière de la voiture, les jambes, par dessus bord, se balançant comme les pendus de Pisanello, la confrérie de Villon, au rythme lascif et triste d'une image de Moussorgski.
Ce rêve répété, ce balancement, ce ballottement rythmique, ces grandes roues en bois m'ont inspiré pour écrire un de mes rares poèmes. « Un tour plus près de l'oubli, un tour plus proche de la mort, » dis-je, « Rêves vains et frêles se brisent, tel est leur sort ».
Mensonges
Grünwald a été probablement occis par les tatars, quelque-part dans les steppes de la Russie méridionale. Que de fois ai-je imaginé des sabres cosaques le pourfendant (ce qui serait un anachronisme), ou des cavaliers mongoles, qui mettent feu à la voiture et emmènent le bétail, laissant derrière eux son cadavre dans l'herbe humide, le visage tourné vers le sol, la bouche pleine de terre. Cette image irréelle est, qu'on ne se leurre pas, l'incarnation symbolique de sa métaphysique eschatologique: obsédé par l'idée de l'harmonie de toutes choses, il était convaincu que l'ordre céleste n'était qu'un reflet fidèle de l'ordre d'un monde terrestre. Je le vois clairement en train de noter, en marge de la seconde page du livre d'Isaïe, que le jugement de Dieu serait comme si l'homme jugeait les nouveaux-nés pour s'être nourris du sang de leurs mères. Détournant sa tête vers le sol à l'instant suprême, Jacob Grünwald renonçait au céleste, car pour lui le vide ultime du néant, malgré tout, était préférable à la souffrance sans fin de la vie éternelle.
Mensonges
Il a expliqué son rejet de la conception du paradis dans le manuscrit Decem, que nous connaissons grâce à de brefs extraits légués insidieusement par Wolfgang Fürster dans De Purgatori, essai polémique contre l'hérésie protestante. Expliquant pourquoi les idées luthériennes seraient des erreurs rejetées depuis longtemps, il cite et conteste, entre autres, trois thèses parmi dix, tirées des manuscrits de Grünwald (car pour Jacob Grünwald tout était sous le signe du nombre dix), par lesquelles ce dernier démontrait qu'il n'y avait pas de paradis (les protestants affirmaient qu'il n'y avait pas de purgatoire) :
« Après ces explications exhaustives, il est temps de répéter brièvement dix de ces raisons. La première est simple: eu égard que chaque jour apporte sa peine ... ergo, il n'y aucune raison à s'attendre à des temps meilleurs, même après la mort. »
« La seconde est également très simple : si Dieu a créé l'homme à son image, il n'y a aucune raison que Dieu soit meilleur que l'homme, ni que les cieux soient un endroit meilleur. D'ailleurs, je vais me permettre d'être plus clair encore : si Dieu a créé l'homme à son image, et que l'homme reflète la nature du Seigneur, alors dieu est le Malin et personne d'autre, et son paradis ne peut être qu'un enfer. »
« La dixième et dernière raison, et non la moins importante, est que l'homme doit avoir le droit de mourir. Il serait inutile de renvoyer à toutes les pages des Écritures Saintes qui démontrent qu'il n'y a rien après la vie, ni de rappeler que ce n'est pas raison pour une infamie insensée, mais que générosité ne se doit d'attendre -- car la mesure de la vérité est la mort seule ».
C'est seulement à la lumière de la thèse de base de ce dernier paragraphe que je réussis enfin à comprendre le roman de Cohn et à saisir les causes cachées de ma honte profonde.
Paradis
Fürster termine ces brèves citations, dans De Purgatori, par une note, peut-être décisive pour comprendre la pensée théologique de Grünwald : dans son égarement athée, Grünwald avait imaginé un jugement dernier pour le Seigneur même, et selon les propres commandements de Dieu. À travers les rêves, j'appris quelques-uns des chefs d'accusation que Grünwald approfondissait et affinait sans cesse : « Car l'homme à l'image divine est né noble, et dignement doit-il accepter son sort sublime : qu'il ne doit rien à personne, mais que rien ne lui est dû. »
Voyage au bout du monde
J'ai commencé à rêver Tatiana un an après sa mort, juste après ma crise cardiaque, à l'hôpital. Cohn m'avait visité, ce jour-là, avant son retour définitif en France. Il annonça : « On se substitue en exil, mon vieux Kamerad. »
Je lui répondis : « Je pense que Dieu est mort, mais personne n'a le courage de le dire. »
J'avais compris de quoi il voulait parler, mais tout comme lui, j'avais commencé un monologue ambigu. Il s'esclaffa.
« Te voilà bien de retour. Moi, je déménage... une pérégrination dans le mythe, comme le diraient nos professionnels littéraires.
-- Je suis revenu d'entre les morts, et tu es là, face à moi, obsédé par ta gloire. »
Le sourire disparut de son visage:
« Je ne reviendrai pas...
-- Je t'érigerai un cénotaphe. »
Nous nous étions mis à rire ensemble.
Je le regardais un peu plus tard sortir de ma chambre d'hôpital pour toujours, comme j'avais raccompagné Tatiana sachant qu'elle ne reviendrait jamais. Je remarquai qu'il ne marchait que sur les carreaux noirs du carrelage, tout comme il avait marché sa vie durant, d'un pas un peu gauche, du côté sombre et l'avait transformé en poésie. Et je le détestais.
Les Rêves
Ces rêves se répétaient régulièrement, et ils ressemblaient, par une allure extraordinaire de réalité, aux rêves programmés grâce auxquels j'explorais le temps, le passé et le futur. La trame de ces visions avait lieu inévitablement dans la même ville sans nom : une banlieue dortoir, triste, des bâtiments gris et sombres où un homme se perd facilement. Et dans tous ces rêves, je cherche Tatiana, j'erre, j'entre dans des entrées ombragées et j'attends à côté d'un ascenseur sale, et il n'y a pas de fin au désespoir. Parfois, je rencontre une de ses amies qui me dit qu'elle a déménagé, qu'elle vit dans un quartier à l'autre bout de la ville, un quartier où aucun transport ne mène et dont personne ne sait où il se trouve.
Le passé
Ce qui était le plus important dans ces rêves était la tristesse que je ressentais au réveil, une ligne douloureuse qui se propageait à travers ma poitrine comme une fissure dans une souche sèche. Je pensais, ressentais toujours la même chose: qu'un jour de plus venait de passer dans une quête futile, et que la mort est proche. Comme la vie est lente, et comme l'espérance est violente.
Quand je me réveillais après ces nuits, je comprenais à nouveau que
j'étais entouré de mensonges. Je n'ai jamais prononcé la vérité. Il n'y a
pas moyen de la dire, car elle est comme une prophétie,
incompréhensible et dévastatrice. Et ma vie n'est pas celle que je
voulais vivre. Pas même celle que je vis. Je n'ai jamais fait quoi que
ce soit de définitif. Toujours entre oui et non, entre la volonté et
désir, comme dans un labyrinthe.
Et c'est une fois de plus que je découvre indirectement le sens des paroles de Grünwald -- la vie ne permet pas la vérité, elle en est tout le contraire: la mesure de la vérité est la mort. La récompense pour la vérité est la mort. Par conséquent, il faut avoir le droit de mourir -- d'être enfin en paix avec la vérité.
Toute la poésie du monde ne vaut un regard. Quand Tatiana est morte dans un accident
Je n'ai jamais vraiment connu mon père, mais aujourd'hui, je sais que c'est inévitable : mon fils non plus ne me connaîtra jamais, moi qui suis son foyer et son abri. Je mourrai, mais le silence qui sépare les hommes les uns des autres, et même le père du fils et le fils du père, et qui rend toutes choses plus âpres et incompréhensibles, survivra, infini et indestructible. (Ici, cessent les similitudes entre Cohn, mon ami et modèle, et moi-même. Contrairement à moi, le destin lui avait abondamment compensé les souffrances de jeunesse, dont il ne restait, à sa maturité, qu'une certaine nostalgie, une tristesse indéfinie, autour de laquelle il bâtissait une tour artistique de son tragique affecté.)
L'image la plus floue, la plus ancienne dont je me souviens est la suivante : ma mère et moi, sur le palier, regardons papa partir à la guerre et se retourner une dernière fois, faisant de grands signes de la main. Il avait promis de revenir: après avoir survécu aux combats d'avril, s'être tiré de l'enfer de Mauthausen, il avait été fusillé, comme réactionnaire bourgeois par des commissaires communistes à son retour à Belgrade, à deux cents mètres de sa maison.
Je n'ai pas à inventer, mais à cacher : cacher ma haine envers le genre humain, la haine envers les justes, les rebelles, les hypocrites de toutes sortes. En pensant à papa j'ai finalement compris la différence entre les films de guerre communistes et les films hollywoodiens -- la mort du personnage principal dans le film est-européen d'après-guerre était, en fait, un sacrifice sur l'autel de la nouvelle société, qui se nourrissait du sang de ses propres enfants; la mort, à Hollywood, n'a pas de sens et dégrade celui qui est tué et le monde dans lequel il vit.
Au début du « Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte », Marx écrivait « que, dans l'histoire universelle, les grands faits et les grands personnages se produisent, pour ainsi dire, deux fois », et ajoutait : « la première fois comme tragédie, la seconde comme farce. » C'est ainsi que je conçois ma propre écriture : je parodie la meilleure œuvre de Cohn, une histoire en sept chapitres sur la révolution qui dévore sa propre progéniture, et je résiste difficilement à la tentation de griffonner un addendum, une « Brêve biographie de D. Cohn », sur le même ton cruel et omniscient -- et avec l'inévitable référence voilée sur la classe, l'origine, la race -- que Cohn employait d'habitude.
Cependant, mes personnages ne sont pas les bâtards sanguinaires de la révolution, dont Cohn -- sublimant ainsi à la fois son arrogance montagnarde et sa malice de petit commerçant -- écrivait avec une affinité évidente. Ces bêtes déchaînées sous forme humaine ont toujours été mes ennemis. Ils me sont proches seulement dans leur conception matérialiste de la mort : la poussière à la poussière, le corps au sol. Voilà pourquoi ils sont si effrayants : contrairement à Grünwald, en rejetant leur âme, ils rejettent leur propre humanité.
Je regardais une de ses interview datant de 1982 l'autre jour. Il restait émouvant en dépit du journaliste, pompeux et prétentieux. Je me souvins alors de nos conversations d'étudiants, à l'époque où nous voulions tous les deux devenir écrivains : les catégories clefs pour lui étaient la vérité et le changement, et pour moi le hasard. Je pensais que mon texte devait errer sur mes traces, et lui, qu'il devait le casser par des mots inhabituels et rares, afin d'éviter tout rythme, parce que la vie n'a pas de rythme -- ce n'est pas la vie, dans ce cas.
Nous étions déjà familiers avec les postulats de base du Livre, tels qu'ils étaient définis par Friedstein : l'homme ne peut dompter la puissance, mais la puissance se joue de l'homme comme d'une marionnette. Il ne faut pas jouer avec les mots, parce que les mots ont le pouvoir de révéler ce que nous ignorons de nous-mêmes, ce que l'on se cache profondément, et le pouvoir néfaste de le matérialiser.
Cette thèse de Friedstein nous semblait être l'essence de la littérature et des relations entre l'écrivain et son oeuvre. C'est seulement bien plus tard que nous avons compris qu'il n'y avait pas de frontière entre la littérature et la vie, et qu'il n'y avait pas de démarcation entre l'écrivain et l'oeuvre. Les mots prononcés d'une manière nonchalante affectent le cours du destin, et l'incantation artistique ne fait que renforcer leurs effets.
Nous étions assis dans son appartement d’ascète à Paris et nous riions.
Nous venions de comparer nos sorts avec ceux de Knuth et Friedstein. Tout comme Knuth, il était une étoile filante et avait fini crucifié. Comme Friedstein, je continuais de fuir, conscient qu'ils allaient m'avoir à la fin.
La maladresse de ce jeu de mots nous a plu et nous nous somme mis à rire à nouveau. Ensuite, nous nous sommes tu.
Et c'est une fois de plus que je découvre indirectement le sens des paroles de Grünwald -- la vie ne permet pas la vérité, elle en est tout le contraire: la mesure de la vérité est la mort. La récompense pour la vérité est la mort. Par conséquent, il faut avoir le droit de mourir -- d'être enfin en paix avec la vérité.
Poésie
Toute la poésie du monde ne vaut un regard. Quand Tatiana est morte dans un accident
Une gare et un sifflement de locomotive
Je n'ai jamais vraiment connu mon père, mais aujourd'hui, je sais que c'est inévitable : mon fils non plus ne me connaîtra jamais, moi qui suis son foyer et son abri. Je mourrai, mais le silence qui sépare les hommes les uns des autres, et même le père du fils et le fils du père, et qui rend toutes choses plus âpres et incompréhensibles, survivra, infini et indestructible. (Ici, cessent les similitudes entre Cohn, mon ami et modèle, et moi-même. Contrairement à moi, le destin lui avait abondamment compensé les souffrances de jeunesse, dont il ne restait, à sa maturité, qu'une certaine nostalgie, une tristesse indéfinie, autour de laquelle il bâtissait une tour artistique de son tragique affecté.)
L'image la plus floue, la plus ancienne dont je me souviens est la suivante : ma mère et moi, sur le palier, regardons papa partir à la guerre et se retourner une dernière fois, faisant de grands signes de la main. Il avait promis de revenir: après avoir survécu aux combats d'avril, s'être tiré de l'enfer de Mauthausen, il avait été fusillé, comme réactionnaire bourgeois par des commissaires communistes à son retour à Belgrade, à deux cents mètres de sa maison.
Je n'ai pas à inventer, mais à cacher : cacher ma haine envers le genre humain, la haine envers les justes, les rebelles, les hypocrites de toutes sortes. En pensant à papa j'ai finalement compris la différence entre les films de guerre communistes et les films hollywoodiens -- la mort du personnage principal dans le film est-européen d'après-guerre était, en fait, un sacrifice sur l'autel de la nouvelle société, qui se nourrissait du sang de ses propres enfants; la mort, à Hollywood, n'a pas de sens et dégrade celui qui est tué et le monde dans lequel il vit.
Farce
Au début du « Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte », Marx écrivait « que, dans l'histoire universelle, les grands faits et les grands personnages se produisent, pour ainsi dire, deux fois », et ajoutait : « la première fois comme tragédie, la seconde comme farce. » C'est ainsi que je conçois ma propre écriture : je parodie la meilleure œuvre de Cohn, une histoire en sept chapitres sur la révolution qui dévore sa propre progéniture, et je résiste difficilement à la tentation de griffonner un addendum, une « Brêve biographie de D. Cohn », sur le même ton cruel et omniscient -- et avec l'inévitable référence voilée sur la classe, l'origine, la race -- que Cohn employait d'habitude.
Cependant, mes personnages ne sont pas les bâtards sanguinaires de la révolution, dont Cohn -- sublimant ainsi à la fois son arrogance montagnarde et sa malice de petit commerçant -- écrivait avec une affinité évidente. Ces bêtes déchaînées sous forme humaine ont toujours été mes ennemis. Ils me sont proches seulement dans leur conception matérialiste de la mort : la poussière à la poussière, le corps au sol. Voilà pourquoi ils sont si effrayants : contrairement à Grünwald, en rejetant leur âme, ils rejettent leur propre humanité.
Cohn
Je regardais une de ses interview datant de 1982 l'autre jour. Il restait émouvant en dépit du journaliste, pompeux et prétentieux. Je me souvins alors de nos conversations d'étudiants, à l'époque où nous voulions tous les deux devenir écrivains : les catégories clefs pour lui étaient la vérité et le changement, et pour moi le hasard. Je pensais que mon texte devait errer sur mes traces, et lui, qu'il devait le casser par des mots inhabituels et rares, afin d'éviter tout rythme, parce que la vie n'a pas de rythme -- ce n'est pas la vie, dans ce cas.
Nous étions déjà familiers avec les postulats de base du Livre, tels qu'ils étaient définis par Friedstein : l'homme ne peut dompter la puissance, mais la puissance se joue de l'homme comme d'une marionnette. Il ne faut pas jouer avec les mots, parce que les mots ont le pouvoir de révéler ce que nous ignorons de nous-mêmes, ce que l'on se cache profondément, et le pouvoir néfaste de le matérialiser.
Cette thèse de Friedstein nous semblait être l'essence de la littérature et des relations entre l'écrivain et son oeuvre. C'est seulement bien plus tard que nous avons compris qu'il n'y avait pas de frontière entre la littérature et la vie, et qu'il n'y avait pas de démarcation entre l'écrivain et l'oeuvre. Les mots prononcés d'une manière nonchalante affectent le cours du destin, et l'incantation artistique ne fait que renforcer leurs effets.
Cohn
Nous étions assis dans son appartement d’ascète à Paris et nous riions.
Nous venions de comparer nos sorts avec ceux de Knuth et Friedstein. Tout comme Knuth, il était une étoile filante et avait fini crucifié. Comme Friedstein, je continuais de fuir, conscient qu'ils allaient m'avoir à la fin.
La maladresse de ce jeu de mots nous a plu et nous nous somme mis à rire à nouveau. Ensuite, nous nous sommes tu.