Premier cliché : Totalitarisme
Ces récits sur Raymond Lulle, Pierre Abélard, Rimbaud ou Vassily Tomovich ne sont pas par hasard des repères dans la topographie de mon écriture : chacun d’entre eux est l’allégorie d’une entaille profonde ou d’une peur obscure.
J’ai eu mes propres rencontres avec les seins putréfiés du monde. La
première fut au temps de la révolte des étudiants et de la renaissance
du socialisme, société équitable et humaine. Nous étions installés sur
le pont du bateau L’Adriatique, un soir d’août ’68. Je me souviens du
détail insignifiant de Tatiana portant un béret et d’étranges lunettes
de soleil. Elle formait un contraste avec le vieux monsieur assis
derrière elle, en habit blanc et chapeau de paille. En un clin d’œil
deux hommes montèrent sur le pont. Je les remarquai à peine. L’un d’eux
inspectait autour de lui, tandis que l’autre s’approcha de notre voisin
et l’abattit d’un coup de pistolet, comme un chien. Ils disparurent,
spectres. Nous eûmes à peine le temps de nous regarder, quand deux
matelots apparurent. Le premier traîna le corps par les pieds dans
l’entrepont, pendant que le second lavait les traces sanglantes d'un
seau d’eau. Il se retourna vers nous et murmura presque : « Fichez le
camps, les mômes. Vous voulez être liquidés comme témoins ? »
Cliché premier: Mémoire
L’art commence par un rite : je suis devenu poète après une immolation rituelle – déflagration, clapotis d’eau, gouttes de sang tombant sourdement.
La signification de ce rite est complexe et dérobée : chaque art est un legs et un rappel, dans son essence se dissimule la conscience tragique que les dieux sont mortels ; chaque art est une idéologie, car il n’y a de mémoire sans émotions ni de réflexion sans expérience, et, en même temps, une lutte contre l’idéologie, car l’idéologie commence par l’oubli.
C’est pourquoi je veux préserver de l’oubli des millions de livres brûlés pendant les guerres sans fins et sans noms, la vocifération des sirènes et l’éclat des bombes sur des villes toutes soeurs et toutes innocentes, et le sourire cynique de assassins ; je voudrais également sauvegarder le souvenir de mes amis morts, des histoires de mon père sur la misère et la faim après la guerre, et la tristesse innée de ma mère.
Cliché second : Idéologie
Nous sommes montés au Kalemegdan. Nous nous sommes alors assis pour la dernière fois à notre place habituelle sur les remparts. Tatiana tentait de dire quelque chose, mais elle n’y arrivait pas. Je contemplais le Danube et la lune espiègle qui ballottait à sa surface. J’avais l’impression qu’elle me raillait, et que ma dignité sombrait de plus en plus profondément. Je me souvins du vers : « Mon frère marche sur du goudron ardent – tandis que la mort guette. »
Nous nous taisions, mais je savais qu’elle nous haïssait. Je remarquai tout à coup combien ses mains avaient vieilli, et que ses longs doigts tremblaient. Elle dit : « J’ignorais que tu étais si lâche. »
Je l’ignorais aussi. « Pourquoi n’as-tu rien tenté? »
Parce que je ne comprends plus. Je ne sais plus.
« Je commence à me demander quelle sorte d’homme tu es. Existe-t-il rien d’autre que ton intérêt ? Te sacrifierais-tu pour quoi que soit ? Où sont tes idéaux ? »
Notre amour s’effilochait comme de la gaze.
« Tout n’était que mensonge, » ajouta-t-elle.
À la page 521 du Talmud se trouve une note sur Elisha, fils d’Abû, nommé Acher – l’étranger, pour son refus de la vraie foi. On constate qu’il dit, regardant les chiens se gaver de la chair de rab Judas, que les Romains avaient torturé et supplicié : « Voici ta Gnose, et voila ton salaire! »
Comme le dirait Tatiana, découvrant une des plus substantielle vérité : « Tout n’était que mensonge. »
Cliché tiers : Nomenclature du Mensonge
Parmi ces souvenirs, ces images, il y en a une particulièrement saisissante, et je vous la transmets : Leipzig, en 1936 ou 37, le Volks germanique déchaîné transporte par brouettes, des bibliothèques publiques et privées, les livres des auteurs mis à l’Index, et les jette sur un bûcher. Les SS avec des lance-flammes, un brasier si haut que le ciel va se fendre.
Dans les flammes disparaissent « L’Autoportrait en velours noir » de Kokoschka et la première version (des trois connues) du tableau « Le Cri » de Munch. À l’angle de la Schillerstraße et de la place, devant la porte enfoncée d’un magasin de légumes, un homme pleure.
Qu’au Kosovo, soixante ans après, on ait brûlé beaucoup plus de livres qu’à Leipzig, et que personne n’ait versé de larmes, me mène à la conclusion que la « lutte contre le fascisme » n’était qu’une blague, la plus noire de ce siècle. Des millions d’hommes sont morts, mais le fascisme a survécu, plus perfide, plus fort et plus circonspect. Il doit sa coriacité au fait d’être issu de la mentalité du village et du paysan, et de n’être qu’un instrument de la société contre l’individu. Il s’adresse à tout le monde, et sa langue est le langage de l’interdiction.
Cette nomenclature de l’interdiction est illustrée par ce récit et les récits suivants : on nous interdit d’abord de songer. D’apprendre, ensuite. Puis on nous défend d’aimer. Et à la fin, on nous prive du droit d’être des hommes.
Cliché quart : Les Mots
D’ailleurs, la littérature est issue du mensonge.
J’ai tenté une fois de faire un inventaire de mensonges que nous embrassons, et qui, comme le φαρος, illuminent notre navigation sur des ondes troubles et profondes. Je me suis demandé, à la fin, s’il existait un seul mot abstrait qui ne signifiait le contraire de sa définition.
C’est alors que j’ai discerné la quintessence du totalitarisme : la dégénérescence de la société, de la vie, avait pour instrument la dégénérescence du langage.
Cliché quart : Des Mots
Elle continua.
« Je pense… Il faut quand même que je te le dise : je ne t’aimais pas, alors. Je ne m’aimais pas non plus. Comme si je cherchais un reflet sur une vitre floue… Moi, peut-être. Quelqu’un. Je ne sais pas. La vie. Oui. Je cherchais la vie, tout simplement. »
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